9
Les deux filles invitées se prénommaient Laurel et Mélanie. Laurel était la fille que Cassie avait aperçue à la bibliothèque avec Diana. Très mince, des cheveux brun clair presque aussi longs que ceux de Diana –, elle était drôlement jolie avec son petit visage mutin et son regard espiègle. Elle portait une robe à fleurs et des baskets roses.
— Elle est végé, la pizza, hein ? demanda-t-elle, en refermant la porte derrière elle d’un coup de pied elle avait les bras chargés d’une pile de Tupperware. Tu ne nous as pas fait le coup du bon vieux pepperoni des familles, rassure moi ?
— Pas de viande, lui confirma Diana, en rouvrant la porte devant laquelle une autre fille patientait gentiment.
— Oups ! désolée, pouffa Laurel, avant de filer vers la cuisine avec ses Tupperware. J’ai apporté des trucs pour faire une salade.
Diana et la nouvelle venue se retournèrent comme un seul homme.
— Pas de tofu ! s’écrièrent-elles en chœur.
— Mais non ! Rien que des légumes et des herbes, leur répondit la voix étouffée de Laurel, qui avait déjà disparu dans le couloir.
Diana et l’autre fille se regardèrent en poussant un gros soupir de soulagement.
Cassie tentait de vaincre sa timidité. La dernière arrivée était de toute évidence une terminale. Une grande fille élancée, belle et très sophistiquée. Un serre-tête retenait son carré auburn, dégageant un front haut sous lequel des yeux gris, au regard froid, semblaient vous jauger. C’était la première fois que Cassie voyait quelqu’un qui paraissait vous examiner à travers des lunettes alors qu’elle n’en portait pas.
Diana se chargea des présentations :
— Voici Mélanie, déclara-t-elle. Elle habite au numéro 4. Mélanie, voici Cassie Blake. Elle vient d’emménager au 12. C’est la petite-fille de Mme Howard.
Les pénétrants yeux gris la détaillèrent en silence.
— Bonsoir, la salua enfin Mélanie, avec un petit hochement de tête protocolaire.
— Bonsoir, lui répondit Cassie, en priant pour ne pas avoir l’air trop ridicule dans les fringues de Diana.
Encore une chance qu’elle ait pu prendre un bain !
— Mélanie, c’est le cerveau de la bande, précisa Diana, d’un ton chaleureux. C’est une tête : elle est follement intelligente et c’est une bête en informatique : les ordis n’ont plus aucun secret pour elle.
— « Aucun » ? il ne faut pas exagérer, la reprit l’intéressée, le plus sérieusement du monde. Parfois, je crois même que je n’y connais rien. (Elle se tourna vers Diana.) Tu sais, j’ai surpris des messes basses au sujet d’une certaine Cassie. Des trucs qui avaient à voir avec Faye. Mais personne n’a voulu m’en dire plus.
— Je sais. Je viens seulement de découvrir le pot aux roses. Peut-être que je suis trop déconnectée de ce qui se passe réellement dans ce lycée… Mais tu aurais au moins pu me dire que tu avais entendu quelque chose.
— Tu ne peux pas passer ton temps à défendre tout le monde, Diana.
Diana se contenta de la regarder sans mot dire, puis secoua légèrement la tête.
— Pourquoi tu n’irais pas donner un coup de main à Laurel, dans la cuisine, Cassie ? Elle va te plaire : elle aussi, elle est en première.
Plantée devant un plan de travail croulant sous les légumes, Laurel épluchait, coupait, hachait et éminçait à tout va.
— Diana a dit que je devais t’aider, lui annonça Cassie.
Laurel se retourna.
— Parfait ! Est-ce que tu peux laver cette bourse-à-pasteur, là ? Elle sort de terre : elle doit carrément grouiller de charmants petits représentants de la faune locale.
La « bourse-à-pasteur » ? Cassie examina plusieurs tas de machins verts d’un air incertain. Est-ce que c’était le genre de truc qu’elle était censée connaître ?
— Euh… ça ? s’enquit-elle, en soulevant une grande feuille triangulaire vert foncé sur le dessus et blanc sale en dessous.
— Non, non, ça, c’est de l’épinard sauvage. (Laurel désigna du coude une pile de longues feuilles fines aux bords dentelés.) Ça, c’est de la bourse-à-pasteur. Mais tu peux laver les deux.
— Est-ce que tu mets de… euh ! la partenelle dans tes salades ? hasarda Cassie, tout en rinçant soigneusement les feuilles d’épinard.
Elle était contente d’avoir quelque chose à dire sur le sujet, de pouvoir participer. Ces filles étaient tellement brillantes, tellement douées, tellement… équilibrées. Elle voulait désespérément leur faire bonne impression.
Laurel sourit et hocha la tête.
— Oui, mais il faut faire attention de ne pas en manger trop. Ça donne de l’urticaire. Mais la partenelle ne se mange pas seulement en salade. En décoction, c’est excellent contre les piqûres d’insectes et c’est un puissant phil… (Elle s’arrêta net et fut soudain prise d’une frénésie de ciselage.) Tiens, la pimprenelle est prête. Il vaut mieux se procurer des plantes fraîches, tu sais, enchaîna-t-elle précipitamment. Le goût est meilleur. Et puis elles sont encore vivantes, gorgées de l’énergie vitale de Mère Nature.
Cassie lui jeta un coup d’œil en coin. « Gorgées de l’énergie vitale de Mère Nature » ? Peut-être que cette fille n’était pas si équilibrée que ça, finalement ? Et puis, subitement, elle se revit appuyée contre ce rocher de granit rose, le jour de la rentrée. Cette vibration qu’elle avait ressentie… Enfin, qu’elle avait cru ressentir, du moins. Oui, partant de là, il n’était pas difficile d’imaginer que des plantes fraîchement coupées puissent être gorgées de cette même énergie.
— Voilà, j’ai fini, déclara alors Laurel. Tu peux dire à Di et à Mel que c’est prêt. Je sors les assiettes.
Cassie retourna dans le grand salon. Mélanie et Diana paraissaient en grande conversation et aucune ne la vit arriver derrière elles.
— … la ramasser dans la rue comme un chien perdu sans collier. C’est une manie, chez toi, ça. C’est plus fort que toi, disait Mélanie et elle n’avait pas du tout l’air de plaisanter.
Diana l’écoutait les bras croisés.
— Et après, qu’est-ce qui va se passer quand… ?
Mélanie se tut brusquement. Apercevant soudain Cassie, Diana lui avait posé la main sur le bras.
— C’est prêt, leur annonça Cassie, d’une voix incertaine.
Elle ne se sentait pas très à l’aise. Est-ce que c’était d’elle qu’elles parlaient ? Le « chien perdu sans collier » ? « Oui, mais ce n’est pas Diana qui a dit ça, tentait-elle de se rassurer. Seulement Mélanie. » Et elle se persuada sans mal que, tout « cerveau » qu’elle était, elle se moquait bien de ce que Mélanie pensait.
Le regard gris acier n’était pourtant pas hostile, quand Mélanie le posait sur elle, pendant qu’elles mangeaient l’entrée. Juste… préoccupé. Et, quand la pizza arriva, Cassie ne put qu’admirer l’aisance avec laquelle les trois autres filles plaisantaient avec le livreur un garçon d’une vingtaine d’années –, lequel se prit même d’un si vif intérêt pour Mélanie qu’il s’invita pratiquement à dîner. Mais Diana, en riant, lui ferma la porte au nez.
Après ça, Mélanie se mit à raconter des anecdotes sur ses vacances d’été au Canada, certaines si hilarantes que Cassie en oublia vite la remarque du « chien perdu sans collier ». Et puis, c’était trop génial de participer à une vraie soirée entre copines, de ne plus se sentir exclue. Et d’être là, à l’invitation de Diana, de voir Diana, là, tout près, Diana qui lui souriait, à elle… Elle avait toujours du mal à le croire. Elle n’en revenait toujours pas.
Elle n’était pourtant pas au bout de ses surprises : au moment de partir, en lui présentant une pile de fringues parfaitement pliées dont un pull gris quasi neuf –, Diana lui annonça :
— Je vais te raccompagner. Ne t’inquiète pas pour la voiture de ta grand-mère : si tu veux bien me donner les clefs, je chargerai Chris Henderson de la reconduire chez toi.
Les clefs à la main, Cassie se figea.
— Henderson ? Tu veux dire… Tu ne parles pas des frères Henderson ?
Diana sourit en déverrouillant sa Honda Integra.
— Ah ! tu as déjà eu des échos des jumeaux ? Chris est très sympa, en fait. Juste un peu foufou, c’est tout. Tu n’as aucun souci à te faire.
Comme la voiture démarrait, Cassie revit Deborah balancer son sac à dos qu’elle lui avait piqué, juste devant les casiers du lycée. Elle se souvint alors que le garçon qui l’avait rattrapé s’appelait Doug, pas Chris. Elle n’en fut pas vraiment rassurée pour autant.
— On se connaît tous, ici, tous ceux de Crowhaven Road, lui expliqua Diana pour la tranquilliser. Tiens, regarde. Ça, c’est la maison de Laurel. Et celle d’à côté, c’est celle de Faye. Tous les gamins ont grandi ensemble, ici : c’est une grande famille. Alors, on est toujours plus ou moins fourrés ensemble. Tout se passera bien, ne t’inquiète pas.
— Une « grande famille » ? s’alarma aussitôt Cassie, soudain prise d’un affreux soupçon.
— Oui, répondit Diana d’un ton léger. On forme une sorte de… de club...
— De « club » ? LE Club ? s’affola Cassie. Tu es en train de me dire que toi, Laurel et Mélanie vous faites partie du Club, vous aussi ?
— Mmmm… Ah ! on est arrivées ! s’exclama subitement Diana. Je t’appelle demain. Peut-être que je pourrais passer ? Et peut-être qu’on pourrait prendre ma voiture pour aller ensemble au lycée lund… (Elle s’interrompit en voyant l’expression de sa passagère.) Qu’est-ce qu’il y a, Cassie ? lui demanda-t-elle avec douceur.
Cassie secouait la tête.
— Rien, rien… Enfin, si, avoua-t-elle, décidant subitement de se jeter à l’eau. Je t’ai raconté comment j’avais entendu Faye, Suzan et Deborah discuter, le jour de la rentrée c’est comme ça que tout a commencé. Je sais donc qu’elles appartiennent à ce fameux Club. J’ai entendu ce qu’elles se disaient et c’était horrible… Je ne comprends pas comment tu peux faire partie d’un club pareil, avec des filles comme elles.
— Ce n’est pas ce que tu crois… Mais je ne peux pas vraiment. .. Tout ce que je peux te dire, c’est que… Ne juge pas le Club d’après Faye bien qu’il y ait beaucoup de bonnes choses, chez Faye aussi, pour peu qu’on se donne la peine de les chercher.
« Au microscope électronique, alors ! » songea Cassie. Et comme le silence se prolongeait, c’est ce qu’elle finit par lâcher.
Diana éclata de rire.
— Non, non, quand même pas. Je la connais depuis la maternelle, et même avant. On se connaît tous depuis toujours, ici.
— Mais… (Cassie dévisageait sa voisine avec anxiété.) Elle ne te fait pas peur ? Tu ne crois pas qu’elle pourrait essayer de te faire du mal ?
— Non, je ne crois pas, non. D’abord, parce qu’elle… s’est engagée, disons, à ne pas le faire. Et ensuite… (Elle lança à Cassie un regard navré, presque une excuse ce qui n’empêchait pas un petit sourire moqueur d’étirer ses lèvres.) Eh bien, ne m’en veux pas mais… il se trouve que Faye est ma cousine.
Cassie en resta bouche bée.
— On est tous plus ou moins cousins, ici, enchaîna Diana. Parfois au deuxième ou au troisième degré, c’est vrai. Mais pas si éloignés que ça, pour la plupart. Tiens, c’est une tisane que Laurel a préparée pour moi, cet été, ajouta-t-elle, en lui mettant quelque chose dans les mains. Si tu as du mal à dormir, bois-en un peu ce soir. Ça devrait faciliter les choses. On se voit demain matin.
Lorsqu’elle se présenta à sa porte, le lendemain matin, Diana avait les cheveux tirés et artistiquement nattés en épi depuis le haut du crâne jusqu’à la nuque. Une longue tresse tombait dans son dos comme un cordon de soie. Elle tenait à la main un petit tas de feuilles séchées odorantes enveloppées dans un linge.
— Tu m’as dit que ta mère avait la grippe. Alors j’ai apporté de quoi lui faire une infusion, lui annonça-t-elle. C’est contre la toux et les refroidissements. Tu as essayé la tisane que je t’ai donnée hier ?
Cassie hocha la tête.
— Je ne le croyais pas ! Je me suis endormie comme une masse et je me suis réveillée en pleine forme. Qu’est-ce qu’il y avait dedans ?
— Eh bien, déjà, de l’herbe à chat moulue… (Diana sourit en voyant sa réaction.) Ne t’inquiète pas : ça n’a pas le même effet sur les humains que sur les chats. Ça détend tout simplement.
C’était donc ça ? Ce que faisait Diana, la première fois qu’elle l’avait aperçue à sa fenêtre ? Elle préparait un genre de thé ? Elle pouvait cependant difficilement avouer qu’elle l’avait espionnée, ce jour-là. Et elle fut ravie quand Diana lui proposa de faire l’infusion elle-même et de l’apporter en personne à sa mère.
— Ce n’est qu’un simple élixir contre les refroidissements à base de plantes et de gemmes, expliqua-t-elle à Mme Blake d’une voix douce propre à la rassurer.
La mère de Cassie hésita un instant avant de tendre la main vers la tasse. Elle goûta le breuvage, puis leva les yeux vers Diana et lui sourit. Cassie en fut toute retournée.
Même le visage de vieille pomme fripée de sa grand-mère s’éclaira, quand elle les vit passer toutes les deux dans le couloir, en direction de sa chambre.
— Ça doit être formidable d’avoir une grand-mère comme ça, commenta Diana. Elle doit en avoir des histoires à raconter !
Cassie retint un soupir de soulagement. Contre toute attente, Diana avait su voir au-delà de la verrue, du dos de bossue et des cheveux gris hirsutes.
— C’est vrai qu’elle est assez géniale, lui répondit-elle, s’étonnant elle-même de la façon dont sa propre attitude à l’égard de sa grand-mère avait changé, depuis ce jour où elle l’avait vue s’encadrer dans la porte pour la première fois. Et c’est plutôt sympa de faire enfin sa connaissance, vu que c’est la seule famille qui me reste. Tous mes autres grands-parents sont décédés.
— Comme les miens, lui confia Diana. Et ma mère aussi. C’est triste parce que j’ai toujours voulu avoir une petite sœur. Mais ma mère est morte l’année de ma naissance et mon père ne s’est jamais remarié.
— Moi aussi j’aurais bien voulu avoir une sœur...murmura Cassie.
— Elle est magnifique, cette chambre, s’extasia Diana, pour rompre le silence qui s’était installé.
— Oui, je sais, reconnut Cassie, en jetant un coup d’œil morne aux meubles en bois massif, aux lourdes draperies et aux austères chaises à dossier sculpté. C’est beau, mais on se croirait dans un musée. Regarde, dit-elle, en pointant du doigt une pile d’objets hétéroclites posés dans un coin. C’est tout ce que j’ai pu récupérer de mes affaires, chez moi, en Californie. J’ai bien essayé de les installer ici, mais j’ai eu peur de rayer ou de casser quelque chose.
Diana s’esclaffa.
— Je ne m’en ferais pas pour ça, si j’étais toi. Ces meubles ont traversé les siècles : ils tiendront bien encore quelque temps. Il faudrait juste que tu réaménages ta chambre pour que tes affaires puissent y trouver leur place. On pourrait essayer le week-end prochain, si tu veux. Je suis sûre que Laurel et Mélanie ne demanderaient pas mieux que de t’aider. Et puis, ce serait marrant.
Cassie repensa à la chambre de Diana, si lumineuse, si claire, à l’harmonie qui s’en dégageait… « Si la mienne peut être ne serait-ce qu’à moitié aussi bien que la sienne, je pourrai déjà m’estimer heureuse ! » songea-t-elle.
— Tu es vraiment trop sympa avec moi ! (Cassie n’avait pas achevé sa phrase qu’elle se mordait la lèvre. Elle porta la main à son front, atterrée.) Je sais à quel point c’est idiot de dire un truc pareil. Mais c’est vrai. Enfin, je veux dire, tu fais tout ça pour moi et tu ne reçois rien en échange. Et… eh bien, je n’arrive tout simplement pas à comprendre pourquoi.
Diana regardait la mer par la fenêtre. L’océan dansait, étincelant, reflétant l’azur limpide d’un radieux ciel de septembre.
— Je te l’ai déjà dit, lui répondit-elle en souriant. Je te trouve sympa. Tu as été bien gentille d’aider Sally comme tu l’as fait et tu as eu le courage de tenir tête à Faye. Et, ça, j’admire. Et puis, ajouta-t-elle avec un haussement d’épaules fataliste, j’aime bien rendre service aux gens. Et je n’ai pas l’impression de ne rien recevoir en échange. C’est plutôt moi qui me demande toujours pourquoi les gens sont si sympas avec moi.
Cassie lui lança un regard incrédule. Elle était assise, là, près de la fenêtre, avec le soleil qui l’auréolait d’or. Ses cheveux paraissaient littéralement rayonner et, dans ce halo scintillant, son délicat profil de camée se détachait, parfait. Et, avec tout ça, elle se demandait encore pourquoi ?
— Eh bien, tu sembles toujours essayer de trouver chez les gens ce qu’ils ont de meilleur. Ça doit compter pour beaucoup, j’imagine, hasarda Cassie. Difficile de résister à ça. Et puis tu n’es pas intéressée et tu écoutes vraiment ce que les gens ont à dire. Et… le fait que tu es la plus belle personne que j’aie jamais vue de toute ma vie ne doit pas vraiment nuire non plus, je suppose.
Diana éclata de rire.
— Je suis désolée que tu aies grandi entourée de gens aussi laids, plaisanta-t-elle. (Et puis, reprenant aussitôt son sérieux, elle regarda de nouveau vers la fenêtre et se mit à jouer avec l’embrasse des rideaux.) Mais tu sais..., dit-elle, toute timide subitement. (Elle tourna alors vers Cassie des yeux d’un vert si lumineux que cette dernière en eut le souffle coupé.) Tu sais, c’est marrant cette histoire de sœur, comme quoi toutes les deux on a regretté de ne pas en avoir une, parce que… depuis que je t’ai vue dans le bâtiment des sciences… Eh bien, je me suis senti une sorte de lien… familial avec toi, comme si tu étais ma petite sœur. Ça a l’air bizarre, je sais, mais c’est vrai.
Cassie ne trouvait pas ça bizarre, elle. Du jour où elle avait vu Diana pour la première fois, elle avait senti qu’elles étaient liées.
— Et… je ne sais pas. J’ai l’impression que je peux te parler. Plus qu’à Mélanie et à Laurel même. Et je les connais pourtant depuis des années, alors que je viens juste de te rencontrer. Je suis persuadée que, d’une manière ou d’une autre, tu me comprends et que… je peux te faire confiance.
— Oh ! mais tu peux, Diana ! lui assura Cassie, avec une telle fougue qu’elle s’en étonna elle-même. Je ne sais pas pourquoi non plus, mais tu peux me faire confiance, quoi qu’il arrive.
— Alors, si tu voulais..., reprit Diana. (Elle fronçait légèrement les sourcils, en se mordant la lèvre, le regard rivé au rideau qu’elle s’amusait distraitement à plier en accordéon.) Eh bien… je me disais qu’on pourrait peut-être être sœurs. Des sœurs adoptives, en quelque sorte. S’adopter mutuellement. Comme ça, j’aurais une petite sœur et toi une grande. Mais seulement si tu veux, s’empressa-t-elle d’ajouter, en relevant les yeux.
Si elle voulait ? Son problème, c’était plutôt de savoir comment réagir : lui sauter au cou, danser comme une folle à travers toute la chambre, éclater de rire ou fondre en larmes.
— Ce serait bien, parvint-elle finalement à articuler, la gorge nouée. (Et puis, le cœur en fête, elle sourit à Diana, timidement, mais en la regardant droit dans les yeux.) Non, ce serait… mais ce serait gé-nial !
— Tu as meilleure mine, ce matin, maman.
Assise sur le bord de son lit, Mme Blake sourit à sa fille.
— C’était une mauvaise grippe, lui dit-elle. Mais je vais mieux, maintenant. Et toi… tu sembles plus heureuse, mon trésor.
— Je le suis, maman, acquiesça Cassie, en lui plantant un baiser sur la joue.
« Tu ne sauras jamais à quel point », ajouta-t-elle dans le secret de son cœur.
Ce matin-là, elle avait presque l’impression de recommencer la rentrée tant elle était nerveuse et impatiente. « Le lycée tout entier peut bien me haïr, ça m’est complètement égal, maintenant, se réjouissait-elle. Diana sera là. À côté de ça, plus rien n’aura d’importance. »
Avec sa veste de daim verte à doublure de soie bleue et son jean délavé, Diana était particulièrement belle, ce jour-là. Un simple pendentif une pierre d’un blanc laiteux irisée de reflets bleutés ornait son cou. Rien que de marcher avec elle au lycée, Cassie rayonnait de fierté.
C’est alors que, dans les couloirs, elle remarqua un étrange phénomène : elles pouvaient à peine faire trois pas sans être arrêtées par quelqu’un.
— Oh ! Salut, Diana ! Tu as une minute ?
— Diana ! Je suis si contente de te voir...
— Diana, ça me tue. Tu ne veux pas au moins y penser pour ce week-end ? (Ça, ça venait d’un garçon, forcément.)
Pratiquement tous ceux qu’elles croisaient voulaient parler à Diana et ceux qui n’avaient rien à lui dire, lui tournaient autour, juste pour écouter ce qu’elle disait.
Diana avait toujours un mot pour chacun. Les garçons qui la suppliaient de leur accorder un rendez-vous étaient les seuls qu’elle congédiait. Et encore, avec le sourire. Certains jetaient des coups d’œil nerveux vers Cassie, mais pas un ne tourna les talons ni ne fit le moindre commentaire.
Apparemment, Diana avait le pouvoir de contrecarrer même Faye.
Finalement, quelques minutes avant la sonnerie, Diana l’attira à l’écart de la foule pour l’accompagner à son cours d’anglais. Non seulement, elle entra dans la classe, mais elle s’assit à côté d’elle et bavarda avec elle, sans un regard pour ceux qui les observaient.
— Il faut qu’on refasse une soirée pizza, cette semaine, disait-elle d’une voix claire qui portait loin. Et j’ai discuté avec Laurel de la façon dont on pourrait redécorer ta chambre, si ça t’intéresse toujours. Et je pense vraiment que tu devrais te faire inscrire à mon cours d’histoire, si tu peux. Bien sûr, c’est niveau terminale et ça compte même pour une valeur à la fac. Mais, comme ça, tu prendras de l’avance. C’est en dernière heure et la prof, Mme Lanning, est géniale...
Elle continuait à bavarder, comme si le reste de la classe n’existait pas. Cassie, de son côté, sentait monter en elle comme des bulles de Champagne, et avec le même effet. Des filles, qui lui avaient tourné le dos et la fuyaient encore la semaine précédente, étaient maintenant pendues aux lèvres de Diana, hochant la tête à intervalles réguliers, comme si elles prenaient part à la conversation.
— Bon, je crois que je ferais mieux d’y aller, acheva la jolie blonde. Je te retrouve à la pause déjeuner.
— Où ça ? paniqua Cassie, en la voyant se lever.
Elle venait juste de se rappeler qu’elle n’avait jamais vu Diana à l’heure du déjeuner pas plus que Laurel ou Mélanie, d’ailleurs.
— Oh ! à la cafétéria, dans le fond. Derrière la porte vitrée. On appelle ça l’arrière-salle. Tu trouveras, tu verras, lui assura Diana.
Autour de Cassie, les filles échangeaient des regards effarés. Diana n’avait pas fait deux pas que, déjà, les questions fusaient :
— Tu vas déjeuner dans l’arrière-salle ? lui demanda l’une d’entre elles, d’un ton presque scandalisé elle devait être verte de jalousie.
— Apparemment, répondit distraitement Cassie, sans quitter des yeux Diana qui s’éloignait.
— Mais...
Nouvel échange de coups d’œil à la dérobée.
— Tu fais partie du Club ? se lança enfin une troisième, sans doute plus dégourdie que les autres ou trop dévorée de curiosité pour résister.
— Euh… non, bredouilla Cassie, brusquement mal à l’aise. Non, pas vraiment. Je suis juste une copine de Diana.
Il y eut comme un silence dans les rangs. Et puis les filles retournèrent à leur place. Elles n’avaient pas l’air vraiment convaincues, mais il était clair qu’elles étaient impressionnées.
Cassie n’eut pas le temps de s’y attarder. Elle regardait la porte. Enfin, surtout la fille qui venait de s’y encadrer, juste au moment où Diana s’apprêtait à la franchir.
Avec ses cheveux de jais, luisant comme du satin, et son éclatante peau d’albâtre, Faye était très en beauté, ce matin-là, elle aussi. Mises en valeur par un nouveau rouge flamboyant, ses lèvres étaient plus sensuelles que jamais. Elle portait un pull assorti qui la moulait juste où il fallait.
La brune incendiaire s’était arrêtée sur le seuil, bloquant délibérément la sortie. Les deux filles se faisaient face, les yeux dans les yeux.
Elles se mesuraient du regard, l’or le disputant à l’émeraude. Elles ne se parlaient pas, mais l’air entre elles semblait crépiter, comme chargé d’électricité. Cassie pouvait presque sentir les deux volontés s’affronter, chacune cherchant à dominer l’autre. Finalement, Faye s’effaça. Mais il y avait plus de dédain que de courtoisie dans la révérence moqueuse qu’elle adressa à Diana pour l’inviter à passer. Au moment où sa cousine franchissait le seuil, Faye lança une remarque par-dessus son épaule sans même se donner la peine de la regarder.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ? s’enquit aussitôt une des filles.
— J’ai pas entendu, marmonna Cassie.
Elle mentait. Elle avait parfaitement entendu. Seulement, elle n’avait pas compris. Faye avait dit : « Ce n’est pas parce qu’on gagne une bataille qu’on a gagné la guerre ».
Au déjeuner, Cassie se demanda comment elle avait bien pu faire pour ne pas voir l’arrière-salle auparavant. En revanche, elle comprenait parfaitement pourquoi Diana et ses amies ne l’avaient jamais remarquée : il y avait un monde fou devant l’entrée. Des élèves qui attendaient à la porte ; des élèves qui espéraient se faire inviter ou juste des élèves qui traînaient dans le coin, histoire de participer à l’agitation ambiante. Impossible, pour ceux qui étaient à l’intérieur, d’avoir le moindre aperçu de ce qui se passait dans le reste de la cafétéria.
Pas étonnant que l’endroit soit si recherché : il y avait une télé au mur bien qu’il y ait trop de bruit pour l’écouter –, un micro-ondes à disposition et même un extracteur de jus. Cassie sentit bel et bien des regards dans son dos, quand elle y pénétra pour aller s’asseoir à côté de Diana, mais, cette fois, c’étaient des regards d’envie.
Il y avait là Mélanie et Laurel ; Sean, le frêle garçon au regard fuyant qui l’avait poussée à aller voir le proviseur, ainsi qu’un garçon blond aux cheveux en pétard et aux yeux verts en amande légèrement bridés. « Oh non ! un des frères Henderson ! » Cassie s’efforça de ne pas avoir l’air trop paniqué quand Diana le désigna du menton.
— Voici Christopher Henderson, le présenta-t-elle. Chris, dis bonjour à Cassie. C’est sa Panda que tu as déplacée, hier.
Le garçon se tourna vers elle, visiblement sur la défensive.
— J’y ai jamais touché. J’l’ai jamais vu, O.K. ? J’étais même pas là.
Diana et Mélanie échangèrent un regard blasé.
— De quoi tu parles, Chris ? lui demanda patiemment Diana.
— Le panda d’cette nana. C’est pas moi qui l’ai pris. J’fais pas dans l’animal de compagnie. Et puis on est tous frères, non ?
Diana le dévisagea un moment et secoua la tête.
— Laisse tomber, Chris. Retourne à ton déjeuner.
Chris fronça les sourcils, haussa les épaules et se pencha à nouveau vers Sean.
— Ouais, donc, y a ce nouveau groupe, Choléra, tu vois, et ils ont sorti ce nouvel album, tu vois...
— On m’a pourtant ramené ma voiture, hasarda Cassie, d’une voix hésitante.
— C’est bien lui, intervint Laurel. C’est juste qu’il n’a pas une très bonne mémoire pour tout ce qui de l’ordre du concret. Mais, question musique, il est incollable.
Cassie remarqua que Sean, attablé non loin d’elle, ce jour-là, n’avait rien à voir avec le garçon qu’elle avait rencontré près des casiers. Apparemment soucieux de plaire, il se montrait extrêmement poli et proposait toutes les cinq minutes aux filles d’aller leur chercher quelque chose. Elles, en revanche, le traitaient comme un petit frère un peu envahissant. Avec Laurel, ils étaient les seuls à être en première dans la salle en dehors de Cassie, évidemment.
Ça ne faisait pas cinq minutes qu’ils avaient commencé à manger qu’une tête rousse apparut à la porte. Suzan paraissait très remontée.
— Deborah s’est chopée une heure de colle et Faye est sortie faire je sais pas quoi. Alors, je vais manger ici, annonçat-elle.
Diana leva les yeux vers elle.
— Pas de problème, lui répondit-elle posément, et puis elle ajouta : Suzan, voici mon amie Cassie. Cassie, je te présente Suzan Whittier.
— Salut, souffla Cassie, en essayant d’avoir l’air décontracté.
Un ange passa. Et puis Suzan roula des yeux comme des billes et finit par la saluer.
À peine assise, elle commença à déballer tout un tas de trucs de son sac. Cassie la regarda sortir son déjeuner et lorgna discrètement vers Laurel. Et puis elle regarda Diana et haussa les sourcils.
Elle entendit un bruit de plastique, au moment où Suzan extrayait le dernier article de son sac, immédiatement suivi par un cri perçant de Laurel :
— Oh non ! je le crois pas ! Tu manges encore ces trucs ? Est-ce que tu sais ce qu’il y a là-dedans, Suzan ? De la graisse de porc, de la graisse de bœuf, de l’huile de palme… et c’est quasiment cinquante pour cent de sucre blanc…
Diana se mordait la lèvre et, secouée par un fou rire silencieux, Cassie s’efforçait de garder un visage impassible. Et puis, n’y tenant plus, elle laissa échapper quelques gloussements. En l’entendant, ce fut plus fort qu’elle, Diana éclata de rire.
Tout le monde se tourna vers les deux filles, avec une expression tellement ahurie que leur fou rire redoubla.
Cassie sourit alors à son sandwich au thon. Après tant de semaines de solitude, elle avait enfin trouvé sa place. Elle était l’amie de Diana, la petite sœur adoptive de Diana. Sa place était ici, auprès de Diana.